Voyage en biolaysie - Biolay et sa réflexion sur l'histoire à travers ses albums

Benjamin Biolay : innovations sonores et visions politiques

 

1. Mythologie américaine et cordes anglaises romantiques (Rose Kennedy et Négatif)

 

Les deux premiers albums de Biolay développent une approche photographique pop léchée, entre jazz, guitares folk et cordes cinématographiques à la Vannier-Barry. Au niveau du thème, nous ne sommes pas en France mais en Amérique: la famille Kennedy, Los Angeles, les palmiers. On sent le besoin de se démarquer de la "chanson française" en plantant un imaginaire en dehors de l'hexagone et des "chansons du quotidien qui parlent en je". Le rêve américain tourne court. Le deuxième opus, Négatif, est une sorte road movie noir peuplé de bad girls et de bad boys qui contrastent avec l’harmonie familiale (pourtant tragique) des Kennedy. J’ai eu l’impression que Biolay nous faisait en chanson le coup de Claude Sautet avec « Les choses de la vie » et « Max et les ferrailleurs ». Déconstruire le monde bourgeois et ses tourments feutrés pour l’emmener vers la rue, la prostitution, la brutalité et la mafia. Scansions urbaines et nostalgie rythmée par les violons, effluves sexuelles et mysticisme, nappes synthétiques et cordes de cinéma. À chaque album, une innovation musicale tout en conservant l’unité de l’œuvre en gestation. Ambiance jazz et cordes à la John Barry dans « Rose Kennedy »; clavecins, guitares folk, contrechant ténu de Mastroianni dans « Négatif ». Il parle de ces « brunes déités » baudelairiennes , qui hésitent entre Eros et Thanatos, l’amour et la mort (Glory Hole). Si Baudelaire avait eu besoin d'une bande son, j'imagine "chère inconnue" et "Glory hole". « Home » prolonge quant à lui de façon solaire et adolescente le voyage « négatif » dans ses sonorités folk (Billy Bob se retrouve sur les routes de la « Ballade du mois de juin », la plage, la piscine).

 

2. Penser la guerre froide et la libération sexuelle sous fond de Hip-hop chorale (Clara et moi, à l'origine, Trash Yéyé)

 

Première incursion dans le cinéma, « Clara et moi » synthétise les apports de chaque album. On retrouve le piano romantique dans « Nuage noir », le clavecin dans le « Dernier jour de la dernière chance », les cordes dans les instrumentaux qui accompagnent Rilke. « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de choses ». Des mourants dans la chambre, savoir le mouvement des petites fleurs qui s’ouvrent le matin… Rupture et continuité avec « A l’origine ». Le hip-hop, la scansion urbaine et les chœurs d’enfants. Biolay interroge les racines et l’éclatement de l’identité (est-il un garçon ? une fille ? ni l’un ni l’autre ? a-t-il voté pour Monsieur Bush comme les autres ?). À l’origine, Marx rime avec anthrax et les armes à feu en plastique. La Poupée de cire est-elle celle de Gainsbourg ? Constat sur l’évolution des idéaux de jeunesse et de l’insouciance vers le trop grand sérieux quand on a plus 17 ans. Ou plutôt vers le conformisme généralisé. De l’ouverture des possibles au nihilisme. « À Colombine, il va y avoir un carnage, en haut des cimes, il n’y avait que les nuages » (référence au film de Gus Van Sant). « À l’origine on avait pas de pétard/Mais les cheveux en pétards ». Les chœurs d’enfants se mêlent aux cordes dissonantes pendant tout l'album. "Tant le ciel était sombre" au-dessus de la "somme de toutes nos peurs". Habiter les tensions, les dissonances.

 

Le cinquième album « Trash Yéyé » explore la sexualité graveleuse dans une époque post-moderne, post-soixante-huitarde. Le fantôme de Chiara Mastroianni hante les plages de l’album : « rendez-vous qui sait, quand je serai gris/Quand tu seras blonde ». Tour de force, Benjamin Biolay, dans sa magnifique chanson « Merco benz » établit un parallèle entre l’amour au sens d’Eros et le communisme : « Soviet suprême/Toi mon plus beau problème/ Dans ton abdomen/Un tout nouveau specimen/Chou à la crème/C’est de l’espoir que je promène ». Cette strophe est d’autant plus puissante qu’elle donne à penser l’amour dans le contexte du capitalisme contemporain. Tel est le propre des grandes chansons : livrer à ses contemporains une description des contradictions de l’esprit du temps. Intriqué dans un imaginaire hérité du romantisme, du communisme et du capitalisme, le héros maudit est un produit de cette idéologie de l’amour. De la petite princesse à la petite connasse, ce « Soviet suprême » qui guide le héros l’immobilise dans cette Mercedes dont il caresse le volant comme pour mieux contrôler sa vie qui vole en éclats. Arrangements audacieux (Bien avant, De beaux souvenirs, La garçonnière) dans lesquels Benjamin Biolay revisite les chorales des films de Walt Disney et des chansons de Bing Crosby. On croit entendre le vent d’hiver souffler à travers les cordes et les chœurs.

 

3. Se rapprocher de soi: la Superbe

 

Avec « La superbe », Benjamin Biolay revient à un double album, pendant solaire de « Négatif ». Benjamin Biolay persévère dans les scansions urbaines. Il innove avec les saxophones dissonants et les synthétiseurs baroques. « La superbe » condense les cordes sixties de John Barry, la prosodie de « A l’origine », les vers baudelairo-gainsbouro-bashungiens. Entre obsession de sacré et vie ordinaire (15 août). L’abribus rime avec l’Angélus. Sur le frigo "Brandt" on crée une rhapsodie avec des post it: « A plus », d’accord, mais le « + » est une « croix ». « Déçu de tout ». Fin des « Idées » régulatrices si chères à Platon ou à Badiou. Biolay philosophe. Avec l’air de ne pas y toucher, « en dilettante à temps partiel ». Retourner à Lyon Presqu'île. Dévoiler les noeuds de la filiation, entre le déterminisme de la tonalité affective livrée par les parents (peur de la foule, mélancolie...) et la liberté d'inaugurer des nouveaux possibles (Ton héritage).

 

4.Casser sa superbe (Vengeance) et se casser en Argentine (Palermo Hollywood et Volver)

 

Album bordélique de « featuring »,Vengeance déconstruit sciemment la Superbe. Il exp(l)ose les différentes facettes de lui-même à travers les autres (le côté ballade romantique avec Vanessa Paradis ou Julia Stone, le côté nocturne rappeur avec Oxmo Puccino ou Orelsan, le côté anglais avec Carl Barât). Patchwork des œuvres précédentes, Benjamin Biolay se perd, part en Argentine et part pour mieux se retrouver et photographier Paris à distance. Il offre ainsi son troisième diptyque « Palermo Hollywood » et « Volver ». Après Rose Kennedy et Billy Bob, il met en scène un nouveau personnage                     « Miss Miss ». Entre l’Argentine, l'Italie et  la France, Miss Miss danse avec la nuit et la rue, est victime d'un licenciement abusif et de l’aliénation du capitalisme  (« Ressources humaines »), légèrement vêtue d'un bas milonga et d'un haut tango. Elle va de l'église à la terrasse, de la terrasse à l'église et connaît les affres du terrorisme intégriste. En elle gronde la ville et ses rumeurs. Des arrangements toujours plus maîtrisés qui, du fait du syncrétisme avec la musique argentine (et la présence du charango ou bandonéon), offre un contrepoint solaire et dansant à la pluie dissonante de cordes typiquement biolaysiennes. Nous sommes dans un western à la Morricone, plus « campagnard » dans « Palermo» (même si rien ne sonne totalement bucolique chez Biolay sauf dans le premier album) et plus urbain dans « Volver » (Roma, Hypertranquille). Nous sommes renversés par le final « Hollywood Palermo » : Biolay se dépasse dans cette mélodie extraordinaire.

 

5. Grand prix et Saint-Clair: rhodes, rock et balades 

 

Pratiquer un sport extrême qui consiste non pas à « faire des ronds dans l'eau » (album Chambre avec vue) mais à tourner en rond sur un circuit à des vitesses démentielles. Pas besoin de permis pour rouler. Encore une fois, Biolay ne se répète pas mais excelle dans l'art de pousser au bout l'esprit d'un morceau déjà esquissé dans un album précédent (en l'occurrence le titre « Pas d'ici »). Biolay croone comme un rockeur avec des delay sortis des hauts parleurs de circuit. Les sons de synthé ne sortent pas des usines mais sont créés de A à Z avec des mélodies « solo » virevoltantes (« Visage pâle »). L'utilisation efficace de wurlitzer (Comment est ta peine) croisent des guitares orchestrées par Pierre Jaconelli. Moins de biture, plus de bitume, bleu à l'âme sur le macadam. Il s'agit d'un nouveau concept album dans lequel il se met ici dans la peau d'un pilote. Frôlant la mort, il prend le temps de se souvenir d'un « vendredi 12 » (Biolay aime les dates) transcendé par des cordes qui pleurent sur la rupture. Saudade, suite de Hollywood Palermo, révèle la sensibilité de plus en plus latine du lyonnais, liée à sa deuxième vie en Argentine.

 

Bilan: Fin de la fin de l’histoire : l’amour comme nouvel horizon ?

 

Du Soviet à la Merco benz. de Karl Marx à l’anthrax. Fin de la grande Histoire et ses grands récits émancipateurs. La ligne du temps des amours conduit à une route qui tourne en rond. Est-ce un cycle païen 2.0 ?  Les prophéties qui ne tiennent pas leurs promesses. De la lutte des classes à la guerre bactériologique, il n’y a qu’un vers. Il n’y a qu’un pas de clerc. Et « pas d’éclair sur ta poupée de cire ». Constat sociétal sur les licenciements abusifs du système néolibéral et la nov langue managériale ou sur le désenchantement des idéaux de jeunesse en Biolay qui se pose comme « euchariste » ou encore de l’insouciance vers le trop grand sérieux quand on a plus 17 ans. Abordage sans naufrage de la question du religieux. Toutes ces thématiques, Benjamin Biolay les susurre comme une confidence dans un bar à trois heures du matin, comme un Hank Moody sooo français. Quelle nouvelle configuration à créer car l’oiseau prend son envol à la tombée de la nuit ? Chanter, créer des courts métrages musicaux comme autant de voyages fantasmés entre Marylin Monroe, John Barry, Almodovar, Dr. Dre ; attendre l’abribus ou l’Angélus, le verre de Campari ou le bon vouloir de l’équipage… Et, dans l’aventure de tous ses détours, de toutes ses « débandades » et « rhums en rasade », Biolay revient toujours comme une pierre de touche angulaire à Chiara et aux enfants de l'amour. Personnage métaphorique, figure particulière de la Muse: celle qui ne tourmente pas, celle qui apaise, mais qu’il faut sans cesse fuir car sinon l’œuvre s’arrête. Elle est l’élément aquatique qui passe dans le fleuve et ne cesse de se mouvoir dans la permanence. Le bateau qui s’en va ou s’enivre… L’amour, dernière idéologie dans les pas d’un héritage tortueux ? Comme dit René Char, l’héritage n’est précédé d’aucun testament. L'amour impossible engendre la natalité ouvreuse de possibles.

 

 

 

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